Le mariage de plaisir 2016
Tahar Ben Jelloun
Présentation de l’éditeur :
Dans l’islam, il est permis à un homme qui part en voyage de contracter un mariage à durée déterminée pour ne pas être tenté de fréquenter les prostituées. On le nomme «mariage de plaisir».
C’est dans ces conditions qu’Amir, un commerçant prospère de Fès, épouse temporairement Nabou, une Peule de Dakar, où il vient s’approvisionner chaque année en marchandises. Mais voilà qu’Amir se découvre amoureux de Nabou et lui propose de la ramener à Fès avec lui. Nabou accepte, devient sa seconde épouse et donne bientôt naissance à des jumeaux. L’un blanc, l’autre noir. Elle doit affronter dès lors la terrible jalousie de la première épouse blanche et le racisme quotidien.
Quelques décennies après, les jumeaux, devenus adultes, ont suivi des chemins très différents. Le Blanc est parfaitement intégré. Le Noir vit beaucoup moins bien sa condition et ne parvient pas à offrir à son fils Salim un meilleur horizon. Salim sera bientôt, à son tour, victime de sa couleur de peau.
En achetant ce livre, j’ai découvert deux choses que je ne soupçonnais pas jusque-là : cet usage du mariage de plaisir, grâce auquel la prostitution devient une pratique religieuse respectable et aussi ce racisme des Marocains envers les Subsahariens, dont j’ai pu entendre parler dans cet article de Courrier international, peu de temps après avoir découvert le livre de Tahar Ben Jelloun. En lisant la quatrième de couverture, c’est évidemment cette historie de mariage de plaisir qui m’a interpelée : mais si l’auteur offre un point de vue franchement engagé sur la question du racisme, celle de la place de la femme dans la société marocaine n’est pas le sujet du livre – même si par moment, l’on ne peut s’empêcher de relever les inégalités poignantes. La féministe que je suis s’est même surprise à lever les yeux au ciel devant la jalousie de Lalla Fatma, quand son mari lui présente sa nouvelle épouse.
C’est qu’il est difficile de garder, au début de l’ouvrage, un oeil critique : le récit s’ancre dès le début dans la tradition du conte, puisqu’il est introduit par Goha, conteur mystérieux qui ne ressemble à personne. Ainsi, dans la première partie de son roman, l’écrivain adopte un ton naïf et nous présente des personnages attachants, droits et bons. On découvre avec émerveillement cet univers manichéen, presque fantastique par moments, comme on lisait enfant les contes des Mille et Une Nuits.
La première moitié de l’ouvrage évolue lentement, comme dans les pays où il fait trop chaud pour se hâter et nous offre un conte sur la différence : Amir, le Marocain blanc, qui tombe amoureux de Nabou, la Peule noire ; Karim, le fils trisomique d’Amir et Fatma ; les regards bienveillants du père et de son fils sur les autres ou encore cette ode à la faiblesse et à la gentillesse qui arrive juste avant le tournant du livre.
Car cette douceur de vivre et cette paix dans laquelle le lecteur commence à se sentir à son aise va commencer à s’effriter sous le poids de la réalité, lorsqu’Amir retourne à Fès avec sa nouvelle épouse. Ce sont d’abord les convictions et les valeurs, qui cèdent peu à peu la place au bien-être et au confort personnels : on s’arrange avec sa conscience. L’histoire s’accélère, les enfants naissent et grandissent, l’innocence finit par disparaître au profit du réalisme. Ce sentiment est renforcé par le côté militant de la seconde partie, qui nous permet moins de nous attacher aux personnages : ils ne savourent plus, ils ne sont plus les observateurs émerveillés d’un monde plein de promesses, mais les victimes impuissantes d’un racisme quotidien. La voix moralisatrice du conte se tait pour laisser finalement place au vide du réel, dans lequel l’espoir est réservé aux blancs et le merveilleux n’a pas lieu d’être.
Extrait :
Karim écoutait religieusement Amir. Il tenait beaucoup à la bénédiction de son père. Pas question de se rebeller ou de contester ses propos. Amir disait, un peu pour se justifier : Le Coran nous conseille d’avoir un respect absolu pour le père et la mère ainsi que pour ceux qui nous enseignent leurs savoirs, les professeurs, les philosophes, les savants ou le simple maître d’école. » Il ajoutait : « Aucune réussite dans la vie n’est possible sans cette bénédiction ; c’est ainsi, le respect est une marque d’humilité, le meilleur moyen d’apprendre et d’avancer. » Karim comprenait parfaitement tout ce que lui disait son père. Il avait une sagacité toute particulière mais il lui était difficile de répondre et plus encore de développer ses pensées. Il lui arrivait de s’énerver, de devenir tout rouge parce que les mots ne sortaient pas ou arrivaient tronqués, en petits morceaux. Il répétait le même son, bégayait, comme s’il suppliait une force intérieur de l’aider à parler. Amir, dès le début, avait décidé de le traiter comme un enfant sans problèmes tout en considérant que son handicap existait et qu’il fallait en tenir compte dans certaines situations. Malgré les interventions d’Amir, Lalla Fatma avait du mal avec cet enfant et préférait s’occuper des trois autres. Mais Karim était très affectueux avec sa mère. Quand il lui disait avec ses mots maladroits combien il l’aimait, elle pleurait. Au lieu de se réjouir, elle tournait la tête, cherchant un mouchoir pour essuyer ses larmes. Un jour il lui dit : « Moi aussi, je… je… pleure… »